CHAPITRE XX

 

 

         Tout le monde était là. À la demande de Fidelma, Crón trônait dans le fauteuil symbolisant sa fonction, car c’était son droit en tant que tanist. Pour l’occasion, elle portait sa cape bicolore et des gants de daim pareillement désassortis. Près d’elle siégeait sa mère, toujours aussi hautaine, le regard perdu dans les lointains. Au premier rang devant l’estrade se tenait Eadulf, pâle et les yeux cernés, s’appuyant d’un air souffrant au dossier de sa chaise. Malgré les protestations de Fidelma, il avait jugé que son état s’était suffisamment amélioré pour assister aux débats. Dubán avait pris place à ses côtés. Les coudes appuyés sur les genoux, il tenait son visage dans ses mains.

Derrière eux, sur des bancs, se tenaient Archú et Scoth, près de Gadra l’ermite dont les doigts tambourinaient sur la paume levée de Móen. Puis venaient Agdae, visiblement nerveux, et le père Gormán. Clídna s’était déplacée. Seule au fond de la salle, le menton relevé, la femme aux secrets semblait défier l’assistance. Grella, la jeune servante, se trouvait non loin d’elle.

Des hommes de Dubán gardaient les portes.

Fidelma traversa la salle, s’avança vers Crón et se plaça à sa gauche, au pied de l’estrade.

— Il me semble que tout le monde est là.

Crón inclina le buste vers elle.

— Êtes-vous prête à commencer ?

— Menma n’est pas là, dit Agdae. Or c’est lui qui a découvert le corps d’Eber et identifié Móen comme étant le meurtrier.

Crón parut déconcertée.

— Je l’ai envoyé hier rechercher du bétail égaré et je pensais qu’il était rentré. Devons-nous l’attendre ?

Fidelma lui adressa un large sourire.

— Poursuivons, tanist d’Araglin. Je me doutais de son absence.

— Plaît-il ? Accuseriez-vous Menma... commença Crón, oubliant son indifférence feinte.

Fidelma leva la main.

— Chaque chose en son temps ! Vincit qui patitur. La victoire récompense la patience.

Tout le monde avait les yeux fixés sur la jeune femme élancée qui étudia les visages tendus vers elle avec attention avant d’initier la procédure.

— Je dois vous avouer qu’il s’agit là de l’investigation la plus pénible qu’il m’ait été donné de mener. D’habitude, je n’enquête que sur un meurtre à la fois et les circonstances tournent autour de ce seul crime. Là, j’ai dû affronter cinq assassinats qui au premier abord ne semblaient pas liés entre eux. Les événements se succédaient, indépendants les uns des autres en apparence, ce qui m’a entraînée sur de fausses pistes. En réalité, tout se tenait et se rassemblait autour d’un point central, comme dans une toile d’araignée géante au centre de laquelle attendrait une créature maléfique.

Un frémissement d’excitation parcourut la salle et elle marqua une pause avant de reprendre.

— Par où commencerai-je à dérouler le lacis soyeux de la fourberie qui a capturé tant de monde dans ses rets ? Je pourrais attaquer le centre de la toile, bondir sur l’araignée qui nous guette en ces lieux. En agissant ainsi, je risquerais de lui laisser l’opportunité de se glisser le long d’un fil qui lui permettrait à nouveau de s’échapper. Je vais donc opter pour la prudence et dérouler les filaments de l’extérieur, les détruisant un à un jusqu’à ce que l’araignée soit paralysée.

Crón se pencha vers elle d’un air sceptique.

— Tout cela est très poétique, ma sœur, mais êtes-vous certaine que votre rhétorique nous mène quelque part ?

Fidelma se tourna vers elle.

— Vous m’avez déjà vue à l’œuvre, Crón, vous avez même exprimé votre admiration pour ma méthode. Je ne prolongerai donc pas votre attente en défendant ma façon de plaider.

La jeune tanist rougit et se rejeta en arrière tandis que Fidelma s’adressait à nouveau à son auditoire.

— Le premier fil mène à Muadnat du Black Marsh.

— En quoi Muadnat est-il concerné par le meurtre de mon mari ? l’interrompit Cranat d’une voix dure. Il était son ami et, à une époque, son tanist.

— Avec de la patience, le linum perenne aux jolies fleurs bleues donne une chemise de lin, répliqua Fidelma avec humour, citant le proverbe favori de son mentor Morann de Tara. Mon implication dans cette affaire ayant débuté avec Muadnat, il convient qu’il soit le premier cité. Il y a quelque temps, Muadnat se retrouva à la tête d’une mine d’or, découverte sur la terre qu’il avait essayé de voler à son cousin Archú.

Le jeune fermier réagit aussitôt.

— Où se trouve-t-elle ? Je n’ai jamais entendu parler d’une mine d’or au Black Marsh.

— Elle est située au flanc de cette colline que vous considérez comme une « terre de hache ». Selon toute probabilité, elle avait été mise au jour par un mineur du nom de Morna, frère de Bressal qui tient une auberge sur la route à l’ouest reliant Lios Mhór à Cashel.

Le jeune fermier, qui n’en revenait pas, jeta un coup d’œil ébahi à Scoth.

— Vous voulez parler de l’hôtellerie où nous avons passé la nuit ?

— Celle-là même. Bressal nous a parlé de son frère Morna qui lui avait ramené un caillou dont il clamait qu’il ferait de lui un homme riche. Or cette pierre provenait d’une grotte recelant un gisement précieux, qui à ce moment-là était déjà en cours d’exploitation.

— C’est un mensonge ! s’écria Agdae. Muadnat n’a jamais mentionné ce gisement devant moi. Or j’étais son neveu et son fils adoptif.

— Muadnat désirait garder le secret, poursuivit Fidelma. Malheureusement, son cousin Archú revendiquait la propriété de la ferme de sa mère Suanach et il décida de porter l’affaire devant la justice. Muadnat se battit bec et ongles, mais s’il mettait tout en œuvre pour faire pencher les lois en sa faveur, il les respectait suffisamment pour ne pas les enfreindre tout à fait. Il a néanmoins eu de la chance qu’Archú ne fasse pas appel au jugement d’Eber mais préfère solliciter la cour de Lios Mhór. Eber, qui était un homme rusé, aurait pu poser des questions embarrassantes en s’avisant que Muadnat, un homme riche, tenait un peu trop à cette ferme.

Agdae arborait une mine lugubre.

— Pourquoi Muadnat ne m’a-t-il pas associé à son entreprise ?

— Vous n’étiez pas assez implacable ! intervint Clídna.

Fidelma, voyant que Crón s’apprêtait à remettre à sa place la femme aux secrets pour avoir osé élever la voix au siège de l’assemblée, s’empressa d’intervenir.

— Clídna a raison. Agdae n’est pas le genre de personne qui aurait accepté d’être mêlé à des fouilles illégales. Muadnat avait besoin de quelqu’un qui obéirait à ses ordres sans poser de questions. Il choisit donc son cousin Menma.

— Menma ?

Agdae allait de déception en déconvenue et Fidelma lui adressa un regard attristé.

— Menma dirigeait la mine, recrutait les mineurs, s’occupait de leur entretien, et veillait à ce que l’or soit transporté vers le Sud où il était entreposé dans un endroit sûr. Comment nourrir un groupe de mineurs affamés dans une vallée tranquille sans que les fermiers de la région s’en aperçoivent ? Pour le logement, ils pouvaient se débrouiller sur place, mais pour le ravitaillement ?

— Il suffisait d’organiser des expéditions pour voler du bétail, répondit Eadulf d’un air triomphant. Une vache ou deux par-ci par-là.

— Mais Muadnat était riche, objecta Crón. Il pouvait subvenir aux besoins des mineurs sans avoir recours à de tels subterfuges.

— Vous oubliez Agdae, chef des troupeaux de Muadnat. Il se serait forcément rendu compte que Muadnat faisait abattre plus de bétail que nécessaire pour les besoins de sa maison. Et Muadnat n’osait pas retirer sa charge à Agdae, son plus proche parent.

Agdae était mortifié.

— Quand avez-vous compris que les voleurs de bétail se livraient en réalité à d’autres occupations ? demanda Dubán.

— Eadulf m’avait fait remarquer qu’en temps normal, les brigands dérobaient des troupeaux entiers pour les revendre. Pourquoi ceux-là n’emmenaient-ils qu’une ou deux bêtes à la fois ? Pour manger. Mes soupçons se confirmèrent quand nous rencontrâmes certains des bandits, alors que nous revenions de l’ermitage de Gadra. Ils se dirigeaient vers le sud, avec des ânes portant des paniers de bât lourdement chargés. Ces paniers étaient remplis d’or.

— Menma les accompagnait ? demanda Dubán.

— Non, ni lui ni d’autres complices dont je vais bientôt révéler l’identité.

— Mais je ne vois pas le lien entre la mine de Muadnat et la mort d’Eber et Teafa, protesta Agdae.

— Continuons de dérouler le fil de l’araignée. Muadnat tenait absolument à poursuivre l’exploitation de la mine. Et il s’y est accroché, sans doute contre l’avis de son complice.

Le silence se fit.

— Muadnat n’aurait jamais pris l’avis de Menma sur quelque sujet que ce soit, rétorqua Agdae d’un air mauvais.

Fidelma l’ignora.

— Quand il s’est rendu à Lios Mhór, l’associé de Muadnat avait probablement décidé qu’il reprendrait la mine à son compte, pour la bonne raison que Muadnat attirait trop l’attention sur lui à cause de ses démêlés avec Archú. La mine devait rester secrète. Plus important, Muadnat était tombé en disgrâce auprès d’Eber.

« Jusqu’à il y a quelques semaines, Muadnat était le tanist d’Eber. A sa mort, il aurait dû devenir chef. Et il se trouva brusquement privé de son statut d’héritier présomptif. Eber avait persuadé le derbfhine de la famille de lui substituer sa fille Crón.

« L’attaque contre l’auberge de Bressal, par exemple, a probablement été conduite sans l’aval de Muadnat. Elle était dirigée par un homme que j’ai plus tard identifié comme étant Menma. On lui avait rapporté que Morna parlait trop. Il avait même donné un caillou avec des traces d’or à son frère en lui affirmant qu’il allait devenir riche, mais sans plus de précisions. Par chance, nous nous trouvions là quand l’attaque a été déclenchée.

— Qu’est-il arrivé à cet homme, Morna ? s’enquit Dubán.

— Il a été capturé, tué, et plus tard abandonné dans la cour de la ferme d’Archú. Les bandits espéraient qu’on le prendrait pour la victime d’un règlement de comptes. Quand je l’ai examiné, j’ai été frappé par sa ressemblance avec Bressal.

— Vous pensez donc que Muadnat ignorait l’attaque de l’auberge et l’assassinat du frère de Bressal ? s’étonna Eadulf.

— Je ne vois toujours pas comment cette histoire est liée au meurtre de mon père, s’énerva Crón.

Les lèvres de Fidelma s’étirèrent en un bref sourire.

— Je n’en suis qu’au premier fil de la toile. La mort de Muadnat était maintenant devenue inévitable à cause de deux vices coutumiers des humains  – la peur et la cupidité. Menma a égorgé Muadnat comme on saigne un animal. De la même façon dont il a tué Morna. Cette froide marque de métier, car c’est lui qui abattait le bétail destiné à la table du chef, le désignait comme le coupable. Cependant, je ne suis pas certaine que l’idée d’accrocher Muadnat à la croix venait de lui. Sans doute s’agissait-il d’égarer mes soupçons. Mais Menma a commis une erreur. Avant de porter le coup fatal, il a laissé Muadnat lui arracher une touffe de cheveux parfaitement reconnaissable que j’ai ramassée sur la scène du crime.

— Mais qu’est-ce que cela rapportait à Menma d’assassiner son associé ? demanda le père Gormán. Cela n’a pas de sens puisque Agdae allait de toute façon hériter des richesses de Muadnat.

— Oui, mais Agdae ignorait tout de la mine secrète. Le complice pouvait donc continuer de récolter les bénéfices de l’entreprise.

— Soutenez-vous que Menma est responsable de tous les meurtres en Araglin ? s’étonna Dubán. J’ai du mal à vous suivre.

— Menma n’était responsable que des morts de Morna, Muadnat et Dignait, tous exécutés de la même manière.

— Mais pourquoi Dignait ? dit brusquement le père Gormán.

— Pour s’assurer qu’elle ne parlerait pas. Dignait n’a pas préparé ce plat de champignons vénéneux qui a failli mener frère Eadulf dans la tombe. Une cuisinière connaît de bien meilleures façons pour empoisonner quelqu’un que de lui présenter un plat de fausses morilles facilement reconnaissables par tout un chacun.

— Mais pas par le Saxon, releva Crón avec ironie.

— Je sais que les morilles sont habituellement pochées. Je suis un étranger dans votre pays et pensais qu’il s’agissait d’une façon particulière de préparer ce plat, protesta Eadulf. Voilà pourquoi je n’ai pas prêté attention à ces champignons.

— Dignait a été assassinée pour la simple raison qu’elle avait vu l’assassin.

— S’agissait-il de Menma ? Ce matin-là, il circulait dans le rath, selon son habitude.

Grella avait trouvé le courage d’élever la voix.

— Je vous le dirai en temps utile. Revenons maintenant au meurtre d’Eber et Teafa. Voilà une affaire difficile vu que tout le monde ou presque avait une raison de tuer Eber. Il était haï, contrairement à Teafa que tout le monde tenait en haute estime. Il m’a donc semblé plus aisé de me pencher sur son cas. Si la même personne avait assassiné le frère et la sœur, cela me permettrait d’éliminer certains suspects.

Elle s’arrêta et haussa les épaules.

— Quand je suis arrivée ici, on m’avait juste informée que le chef d’Araglin avait été tué et son meurtrier arrêté.

«L’auteur du crime s’avéra être un sourd-muet aveugle, je veux bien sûr parler de Móen, également accusé d’avoir tué la femme qui l’avait élevé.

« Tout le monde concourait à me décrire Eber comme un homme gentil et généreux qui n’avait pas d’ennemis. Un parangon de vertu. Qui avait bien pu le poignarder sinon un animal privé de sa raison ? Car c’est ainsi que l’on me présenta Móen.

Móen laissa échapper un grondement de colère tandis que Gadra lui retranscrivait les propos de Fidelma.

— Remontons posément ce fil, armés de la logique. Il me fut peu à peu révélé qu’Eber, loin d’être irréprochable, était un homme étrange et pervers. Il buvait et pouvait se montrer verbalement agressif. Grâce à ses richesses, il s’achetait les faveurs de ceux qu’il avait offensés et, comme il était le chef, il ne payait jamais pour ses fautes. Mais lui et sa famille cachaient de noirs secrets... dont l’inceste.

Crón pâlit et reprit sa respiration avec difficulté. Cranat à ses côtés ne fit aucun effort pour la réconforter, gardant son attitude lointaine.

— L’inceste remontait à loin, Crón, dit Fidelma d’un ton plein de compassion. A l’époque où Eber et ses deux sœurs atteignaient l’âge de la puberté. Plusieurs personnes savaient, d’autres avaient des soupçons, et, au cours d’une conversation, quelqu’un laissa échapper que Móen était né de l’inceste.

Un silence de plomb s’était abattu sur la salle. Crón fixait Móen d’un air hagard.

— Vous voulez dire que... Teafa... sa mère ? Qu’Eber... ?

Elle frissonna sans parvenir à terminer sa phrase.

— Teafa, victime elle aussi des agressions d’Eber, poursuivit Fidelma sans se départir de son calme, avait une sœur du nom de Tomnát.

Dubán bondit sur ses pieds.

— Comment osez-vous prononcer son nom en ces lieux et suggérer qu’elle était la mère d’un... un...

— Gadra !

Ignorant l’interruption du guerrier, Fidelma s’était tournée vers le vieil ermite.

— Gadra, qui était la mère de Móen ?

Le vieil homme courba la tête.

— Vous connaissez déjà la réponse.

— Proclamez-la publiquement afin qu’éclate la vérité.

— Eh bien, l’année avant qu’Eber épouse Cranat, Tomnát est tombée enceinte d’Eber.

— Tomnát m’aimait ! s’écria Dubán d’une voix brisée par l’émotion.

Crón le fixait sans parvenir à en croire ses oreilles.

— Si c’était vrai, elle me l’aurait dit, poursuivit Dubán. Elle a disparu. Eber l’a tuée, j’en suis certain.

— C’est faux, répliqua Gadra avec tristesse. Tomnát n’avait partagé son secret qu’avec Teafa. Elle n’ignorait pas que si Eber ou le père Gormán étaient informés de sa grossesse, ils tueraient l’enfant, Eber pour cacher sa honte, et le père Gormán parce qu’il est animé d’une foi intolérante. Il approuvait la coutume qui sévit dans bien des terres chrétiennes et veut que l’on tue ces enfants du malheur au nom de la moralité. Si la pauvre Tomnát s’était tournée vers lui, il ne l’aurait certainement pas aidée.

— Pourquoi Tomnát ne s’est-elle pas adressée à Dubán puisqu’il affirme qu’ils s’aimaient ? l’interrogea Fidelma.

— Si vous voulez la vérité, Tomnát connaissait Dubán et ses ambitions. Il rêvait du collier d’or des guerriers de Cashel et malgré l’amour qu’il proclame, il n’aurait jamais accepté de mettre en danger son avenir pour l’enfant que portait Tomnát.

Dubán se couvrit le visage de ses mains.

— Donc elle s’est tournée vers vous ? demanda Fidelma.

— Avant que son état ne soit visible de tous, Tomnát quitta le rath et vint me rejoindre dans mon ermitage. Seule Teafa était informée du lieu de sa retraite.

— Mais pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ? gémit Dubán. J’ai passé des semaines à parcourir la vallée en tous sens, persuadé qu’Eber l’avait tuée.

— Teafa respectait sa volonté. Et puis Tomnát mourut en couches. Teafa, qui l’avait assistée, décida d’adopter l’enfant. Par la suite, elle découvrit ses infirmités mais refusa de l’abandonner pour respecter la promesse faite à sa sœur.

Tous les yeux se tournèrent vers le jeune homme dont le visage était plissé par l’angoisse tandis que Gadra lui transcrivait la teneur des débats.

Fidelma tourna vers la salle un visage méprisant.

— Vous, une communauté de paysans, savez tout des accouplements consanguins. Dans la progéniture d’animaux à la filiation trop proche, certains traits de caractère ou certaines déficiences se retrouvent amplifiés. Les développements favorables peuvent mener à une plus grande intelligence  – et les autres engendrer la surdité, la cécité ou l’incapacité de parler.

— Seriez-vous en train de dire, l’interrompit Crón d’un ton dégoûté, que nous devons reconnaître Móen comme le fils de mon père... qui serait aussi son oncle ? Et... et... comme mon demi-frère ?

— Tomnát est morte en donnant le jour à un enfant vivant, confirma Fidelma. Teafa, vous le savez, a prétendu qu’elle l’avait trouvé dans la forêt alors qu’elle y chassait. Tout d’abord, elle n’a pas vu qu’il était différent des autres. Mais quand elle comprit qu’il souffrait d’infirmités, elle envoya chercher Gadra, un homme sage et un guérisseur, qui réalisa d’où venait le problème. Il apprit alors à Teafa un moyen de communiquer avec Móen. En dehors de ses infirmités, l’enfant était d’une grande intelligence et Teafa a élevé un garçon plein de talents.

— Eber ignorait que Móen était son fils ? s’enquit Agdae.

— D’après tous les témoignages, il se montrait gentil avec Móen. Et parmi les personnes présentes, seul Móen aimait Eber.

Elle revint à Gadra.

— Demandez à Móen s’il savait qu’Eber était son père.

Gadra secoua la tête.

— Inutile, il a déjà trop souffert, et je confirme que Teafa n’en a jamais informé le garçon. Pour sa propre sécurité. Et Eber a lui aussi été tenu dans l’ignorance des origines de Móen.

— En réalité, Eber a fini par apprendre la vérité, le contredit Fidelma. Un jour, une dispute éclata dont le jeune Critán a été le témoin. Nous y reviendrons plus tard.

— Pourquoi est-ce que la vie sexuelle de mon père...

Crón s’arrêta brusquement, luttant pour rassembler ses idées.

— Ces événements ne sont pas sans intérêt mais cela ne nous dit pas qui est responsable de la mort d’Eber et Teafa, s’obstina-t-elle.

— Oh, mais si !

— Alors expliquez-vous, l’invita la tanist d’un ton froid. Vous êtes-vous finalement persuadée que Móen était le coupable ? A-t-il découvert qui était son vrai père ? Le haïssait-il pour tout le mal qu’il avait fait à sa mère et à lui-même ?

Fidelma secoua la tête.

— Très tôt dans cette investigation, je n’ai pas retenu l’accusation portée contre Móen. Avant même de lui parler, je savais qu’il n’était pas le meurtrier.

— Vous pourriez peut-être nous expliquer pourquoi ? glapit le père Gormán. Pour moi, la chose est pourtant entendue.

— L’accusation première voulait que Móen ait tué Teafa avant de gagner les appartements d’Eber pour l’assassiner à son tour. Or certains éléments venaient contredire cette version des faits. Tout d’abord, j’ai appris de l’arrogant jeune Critán qu’il avait vu Teafa vivante après que Móen se fut rendu chez Eber. S’il était l’auteur des deux meurtres, Móen aurait dû tuer Teafa avant le chef.

— Je ne vois toujours pas ce qui l’en aurait empêché, protesta Agdae.

— Parce que Menma a affirmé qu’il avait trouvé Móen penché sur le corps d’Eber, un couteau à la main. L’accusation établissait que Móen avait été surpris sur le fait.

L’assemblée reconnut en silence la justesse de cette remarque. Puis la voix de Crón s’éleva.

— Menma, que vous avez déjà condamné en tant que meurtrier, peut très bien avoir menti.

— Je vous l’accorde, lança Fidelma, impassible. Mais pas sur ce point car, pour lui, la découverte de Móen sur la scène du crime était un cadeau inespéré. Et Teafa était encore en vie quand Móen est entré chez Eber. Crítán, qui revenait de chez Clídna, a rencontré le garçon sur le chemin menant à la maison du chef, puis il a vu Teafa qui se tenait sur le seuil de sa chaumière, une lanterne à la main. Alors qu’il me racontait cet épisode, Crítán comprit l’incohérence de l’accusation portée contre Móen, mais, comme il désirait qu’il soit coupable, il passa outre.

« Móen, qui était parti se promener aux premières heures du matin, rentrait chez lui quand quelqu’un lui tendit une baguette gravée d’un texte en ogam. L’ogam est la méthode grâce à laquelle on peut communiquer avec Móen. Le garçon m’a raconté qu’une personne avec des mains calleuses mais dont il pensait, à cause du parfum qu’elle dégageait, qu’il s’agissait d’une femme, l’avait forcé à se saisir de l’objet. Le message disait qu’il devait se rendre sur-le-champ aux appartements d’Eber. Il obéit, buta sur le corps d’Eber et tomba à genoux. C’est là que Menma le découvrit. La personne qui lui a remis la baguette est celle qui voulait qu’il soit accusé et condamné.

— Quelle preuve avez-vous de l’existence de cette prétendue baguette priant Móen de se rendre chez Eber ? demanda le père Gormán.

— Je l’ai retrouvée, déclara Fidelma avec un large sourire. Voyez-vous, Móen l’avait laissé échapper avant de se précipiter à son rendez-vous. Reprenons. Le meurtrier fait tomber la baguette car il ne veut pas qu’on la découvre, mais, à l’instant où il s’apprête à la récupérer, Teafa, réveillée par le bruit, s’aperçoit que Móen n’est pas là. Elle sort, une lampe à la main, avise la baguette d’ogam et la ramasse. C’est à cet instant que Critán la voit. Elle lui demande s’il a croisé Móen. Il ment et poursuit son chemin. Le meurtrier, qui est resté dans l’ombre en attendant que Critán s’en aille, a un sérieux problème. Comme Teafa est retournée dans sa maison pour lire le faux message en ogam, il se retrouve dans l’obligation de la tuer elle aussi. Au cours de la lutte qui va suivre, la lampe à huile que tient Teafa est renversée et met le feu à la chaumière. L’assassin s’empresse de l’éteindre, car il veut que Móen soit accusé d’un double meurtre. La baguette d’ogam est jetée au feu mais ne brûle pas complètement. Le texte, rapporté par Móen qui a une excellente mémoire, disait : « Eber veut te voir immédiatement. » Sur ce bout noirci, les lettres er et veut sont encore lisibles.

Frère Eadulf souriait devant la simplicité de la reconstitution de Fidelma.

— D’autre part, lui fit-il remarquer, quand Menma a découvert Móen penché sur le corps, il a dit que c’était juste avant le lever du soleil. Or une lampe était allumée au chevet d’Eber.

— Je ne vois pas où est le problème, grommela Dubán, il fait nuit avant le lever du jour.

Eadulf rit.

— Oui, mais pourquoi Móen aurait-il allumé une lampe ? Cela réduit à néant la version qui voudrait qu’il soit entré furtivement pour poignarder Eber pendant son sommeil.

— Sauf à supposer qu’un aveugle a besoin d’une lampe pour s’éclairer, renchérit Fidelma.

— Eber a très bien pu allumer la lampe lui-même » objecta Agdae, afin de laisser entrer Móen et...

— Mais oui, bien sûr, ironisa Fidelma. Eber était réveillé, il a allumé la lampe et a laissé entrer Móen. Puis il est obligeamment retourné dans son lit et a attendu que Móen aille chercher un couteau de chasse, revienne à lui et le poignarde jusqu’à ce que mort s’ensuive. Non, je pense que la version de Móen est nettement plus convaincante. Quand il est entré dans la pièce, Eber avait déjà été assassiné. Le meurtrier s’est arrangé pour envoyer Móen chez Eber, puis s’est retrouvé dans l’obligation de supprimer Teafa. Quant à Eber, il a été tué par quelqu’un qu’il connaissait très bien, puisqu’il a laissé son visiteur entrer dans sa chambre après avoir allumé la lanterne.

— En qui Eber avait-il suffisamment confiance pour l’introduire dans sa chambre ? demanda Agdae. Sa femme ?

Crón poussa un petit cri.

— Accusez-vous ma mère ?

Fidelma observa pensivement Cranat. La veuve d’Eber la fixait d’un air dédaigneux.

— Je m’attendais à ce que vous me poursuiviez de vos allégations répugnantes, dit Cranat d’une voix sifflante. Sœur Fidelma, je vous rappelle que je suis princesse des Déisi. J’ai des amis puissants.

— Votre rang et vos amis ne m’impressionnent guère, Cranat. La loi s’applique à tous sans exception. Mais nous sommes enfin arrivés à l’araignée qui se cache au centre de cette toile aux multiples ramifications.

Crón regardait sa mère d’un air hagard.

— C’est impossible, vous vous fourvoyez !

— Cranat n’a jamais fait mystère de son désir de pouvoir et d’argent, ricana Agdae.

— Vous ne pouvez prouver que Cranat avait des raisons valables de tuer son propre mari, protesta le père Gormán.

— Essayons. Jusqu’à ce que Crón atteigne l’âge de treize ans, Cranat était prête à composer avec sa haine d’Eber en échange d’un train de vie enviable. Quand Teafa l’a informée des turpitudes d’Eber, elle s’est simplement refusée à lui mais a continué de vivre comme une épouse de chef  – la richesse avant la vertu.

Eber semblait prêt à tolérer la situation. Peut-être désirait-il garder une épouse pour préserver les apparences ? Dubán m’a informée qu’il y a quelques semaines, une nouvelle querelle avait éclaté entre Teafa et Cranat quand Crón est devenue tanist. Au cours de la dispute, Móen a été évoqué. C’est à ce moment-là que Cranat a appris la vérité sur le fils de son mari. A-t-elle eu alors le désir de se venger ?

Fidelma marqua une pause. Plus personne ne soufflait mot.

— La vertu après la richesse. Quaerenda pecunia primum est virtus poste nummos. Cranat avait entamé une liaison avec Muadnat. Eber disparu, elle devenait la femme du nouveau chef.

Très excité, frère Eadulf se pencha en avant.

— Móen a dit que la personne qui lui avait donné la baguette d’ogam avait des mains calleuses, comme celles d’un homme. Mais il a senti un parfum de femme. Dignait avait des mains calleuses, elle était proche de Cranat parce qu’elle était des Déisi, et avait accompagné Cranat quand elle avait épousé Eber.

— Seules les femmes d’un certain rang se parfument, le corrigea Dubán.

Crón secouait la tête d’un air incrédule.

— Êtes-vous en train de dire que ma mère était l’associée de Muadnat dans la mine d’or et qu’elle a décidé de tuer mon père pour l’épouser ?

— Cranat avait des motifs de haïr Eber et Móen. Teafa l’avait informée de leur lien de parenté.

Elle marqua une pause.

— Vous lisez le latin, n’est-ce pas ?

— Oui, ma mère me l’a appris.

— C’est ce texte en latin écrit sur une feuille de vélin qui a permis aux derniers éléments de cette affaire de se mettre en place dans mon esprit. Menma, après avoir tué Dignait chez elle, reçut l’ordre d’aller cacher le corps dans une ancienne réserve à provisions souterraine, dans la ferme d’Archú. Puis il devait me donner le parchemin qui signalait où se trouvait le corps. Le texte était rédigé en excellent latin.

— Suis-je accusée à cause de l’excellence de mon latin ? ironisa Cranat.

— Votre ogam est-il aussi bon ? Rappelez-vous les mots de Térence : personne n’a jamais établi de plan où les événements n’aient introduit la nécessité de modifications. Dubán a suivi Menma à la mine, car il l’avait vu en compagnie des prétendus voleurs de bétail. En atteignant l’entrée de la caverne, il entendit le complice de Muadnat donner des instructions à Menma. Dubán entra. Menma bondit sur lui et permit à son chef de s’échapper. J’étais là également et j’ai aperçu sa silhouette fuyant à cheval sur le chemin.

— Et cette silhouette que vous avez entr’aperçue, ce serait donc moi ? ironisa Cranat.

— Elle était revêtue de la cape bicolore.

Crón grimaça un sourire.

— Moi aussi, je porte une telle cape.

— Et moi j’ai vu un cavalier portant un vêtement similaire grimper sur la piste menant à la mine le jour où nous étions à la ferme de Muadnat, intervint Eadulf.

— Accusez-vous Cranat ou sa fille ? tonna le père Gormán. Je n’y comprends plus rien.

— Il y a quelque temps, Crón m’a appris que ce manteau bicolore était porté par tous les chefs d’Araglin ainsi que leurs femmes. Vous en possédez un, n’est-ce pas, Cranat ? Et vous vous parfumez avec une essence de roses.

La veuve d’Eber la fixa d’un air outragé mais Fidelma fit un signe à Gadra.

— Gadra, amenez Móen jusqu’ici.

Puis elle se tourna vers les autres.

— Pour compenser ses déficiences, Móen a développé un odorat particulièrement sensible et il a une très bonne mémoire des odeurs qu’il respire.

Gadra obtempéra, et conduisit son protégé devant l’estrade.

— Père Gormán, venez, je vous prie. Je veux que vous soyez le témoin de cette procédure et témoigniez de la réaction de Móen.

Le prêtre s’avança, surmontant ses réticences. Fidelma se tourna alors vers Gadra.

— Demandez à Móen de sentir de la façon dont je l’instruirai. Dites-lui que je veux savoir s’il reconnaît l’effluve dégagé par la personne qui lui a remis la baguette d’ogam.

Elle tendit sa main que Móen renifla. Cranat avait bondi sur ses pieds.

— Je refuse que cet animal m’approche, protesta-t-elle en reculant d’un pas.

— Vous n’avez pas le choix, lança Fidelma en faisant signe à Dubán d’aller se placer derrière elle.

Móen avait secoué la tête devant le poignet de Fidelma qui, d’un geste, ordonna à Crón de tendre le sien. Móen recommença son manège, écrivit quelque chose sur la paume de Gadra qui secoua la tête.

Cranat cacha ses mains derrière son dos.

— Père Gormán, dit Fidelma, puisque Cranat répugne à se soumettre à cet examen, peut-être pourriez-vous l’aider ? Je suis sûre qu’elle n’opposera aucune objection à ce qu’un prêtre pose la main sur elle.

— Excusez-moi, lady, murmura le père Gormán en se saisissant du bras de la veuve.

Cranat se détourna d’un air dégoûté lorsque Móen huma son poignet.

Une onde d’excitation parcourut la salle tandis que Móen commençait à tracer à toute vitesse des signes sur la paume de Gadra. Le vieil homme parut choqué.

— C’est faux ! cria Cranat. Vous avez monté un complot contre moi pour me discréditer !

Mais le vieil homme ne regardait pas Cranat.

— Ce n’est pas le parfum de la femme qu’il a reconnu, dit Gadra en détachant ses mots tout en fixant le père Gormán d’un air hagard.

Le prêtre était devenu blême.

Le temps qu’il réagisse, Dubán s’était déjà saisi de lui. Mais il fronça les sourcils d’un air contrarié en contemplant les mains de celui qui se débattait en hurlant.

— Móen a dit que la personne à la porte de Teafa avait des mains calleuses. Celles-ci sont aussi douces que celles d’une dame.

Fidelma ne parut pas troublée.

— Vous ne portez pas vos gants de cuir, aujourd’hui, père Gormán ? Voyez-vous, Dubán, hier vous m’avez donné la réponse que je cherchais quand j’ai cru que vous aviez des mains calleuses. Or vous portiez simplement des gants.

Poussant un cri de rage, le père Gormán se libéra de l’étreinte de Dubán, sauta de l’estrade et voulut prendre la fuite mais il n’avait pas parcouru deux toises que des guerriers le maîtrisaient et le traînaient vers la sortie. Le visage déformé par la fureur, il se mit à hurler :

— Et le Christ a dit : « Serpents, engeance de vipères ! comment pourrez-vous échapper à la condamnation de la géhenne[11] ? »

— Un texte des plus appropriés, murmura Eadulf pour masquer sa stupéfaction.

Cranat se laissa retomber sur sa chaise, le visage cramoisi, luttant pour recouvrer sa respiration. Elle toisa Fidelma avec une animosité implacable.

— Vous devrez vous expliquer plus longuement avant que nous ajoutions foi à cette accusation extravagante, articula-t-elle d’une voix glaciale.